39

Nashville

Lundi 22 décembre

 23 h 58

— Père?

Blanche-Neige était assoupi dans son fauteuil au milieu de la grande bibliothèque. Charlotte observa un instant son corps tordu, ses mains difformes, et ne ressentit rien. Ni chagrin ni pitié. A vrai dire, il y avait une sorte de justice à ce que cet homme, qui avait infligé tant de souffrances, qui avait torturé dix jeunes femmes jusqu'à la mort, soit frappé d'une maladie qui l'empêche de nuire.

Pour la millième fois, elle se demanda ce que cela faisait de priver un corps de son âme. Pour sa part, elle n'avait jamais eu la force de passer à l'acte. Elle était incapable d'assouvir le désir qui brûlait en elle. Aussi se nourrissait-elle de ceux qui le pouvaient.

Voilà ce qui l'avait amenée à rencontrer l'apprenti. Pour satisfaire l'appétit particulier de Charlotte, rien ne valait l'unité des sciences du comportement du FBI. Elle s'y repaissait de meurtres et de malheureux désaxés en proie aux mêmes pulsions qu'elle. Elle pouvait les étudier, apprendre à les connaître et, dans certains cas, travailler littéralement avec eux.

Cela, elle ne l'avait jamais fait avec son père. Après la naissance de Joshua et la mort de sa mère, Charlotte l'avait remplacée en tant que maîtresse de maison. Quand elle avait surpris son père en train de tuer Ava D'Angelo, sa deuxième victime, elle avait calmement refermé la porte et était partie en cuisine surveiller les préparatifs pour le dîner.

Plus tard, il était venu la trouver. Il lui avait parlé de ce qu'elle avait vu. Une simple expérience, avait-il dit. « Comme celle que j'ai faite sur le cochon d'Inde de Joshua ? » avait-elle demandé. Il avait compris, alors, que sa fille avait hérité de cette absence d'âme qui accompagne le désir de tuer. Elle se rappelait encore le baiser qu'il avait déposé sur son front en lui demandant de ne pas trahir son secret. Il était fier d'elle. C'était réciproque.

Après cela, ils n'avaient plus parlé de sa passion meurtrière. Charlotte était partie en pension, puis à l'université. Elle avait passé sa thèse et rejoint le FBI. L'arthrite empirant, son père avait cessé de tuer.

Puis Troy était entré dans leur vie.

Il avait fallu à Charlotte des semaines pour créer le logiciel espion et le télécharger vers la base CODIS. C'était une petite merveille, un cheval de Troie qui filtrait toutes les informations saisies dans la base par les forces de l'Ordre à travers le pays. Officiellement, le programme était censé l'avertir d'éventuelles anomalies dans les correspondances ADN avant qu'elles ne soient publiées dans la base de données. En réalité, il lui donnait la possibilité d'examiner tous les meurtres commis en mettant de côté ceux qui l'intéressaient particulièrement. A vrai dire, elle était stupéfaite qu'un accident se soit produit. Le service de maintenance avait dû lancer une mise à jour complète qui avait désactivé son cheval de Troie. Voilà pourquoi les correspondances ADN s'étaient subitement multipliées. Son système n'était pas infaillible, après tout. Mais elle allait y remédier.

Elle avait trouvé Troy sur un site internet où les tueurs étaient censés pouvoir exprimer librement leurs puisions. Ces sites étaient fréquentés par toutes sortes de poseurs et de faux jetons : fans de fantasy, rêveurs se prenant pour des assassins en puissance, soi-disant vampires qui se limaient les dents et buvaient le sang de leurs copains, mais ne risquaient pas d'être réduits en cendres par la lumière du jour. C'était le genre de nullités qu'on y rencontrait généralement. Après quelques fausses alertes, elle avait appris à faire le tri.

Une fois qu'elle avait trouvé Troy, la tentation avait été trop forte. Dès le départ, elle savait que c'était une mauvaise idée, mais elle n'avait pas pu résister. C'était devenu une obsession. Elle voulait le voir en chair et en os, cet homme qui était déjà un tueur accompli et sophistiqué. D était celui qu'elle attendait, elle le savait.

D'emblée, Troy s'était montré sournois. Il ne se donnait pas d'excuses, ne lui jouait pas de sales tours. Seulement, il refusait de lui confier son vrai nom. Elle avait failli tout laisser tomber, mais il était tellement doué qu'elle avait décidé de ne pas se formaliser. Elle était conquise. Elle l'avait surnommé Troy.

Elle rangeait le thé et les médicaments de son père quand le téléphone sonna bruyamment. Le plateau du thé alla s'écraser sur le sol dans un grand fracas, et son père se réveilla en marmonnant.

Elle décrocha puis, sans un mot, tendit le téléphone à Blanche-Neige. A l'autre bout du fil, on parlait fort; elle entendait aisément ce qui se disait. Tout en ramassant les flacons et les pots, la théière et le sucre, Charlotte écouta.

La communication fut brève. Son père ne dit pas un mot. Quand il lui rendit le combiné, il avait l'air presque honteux. Elle comprit alors qu'il avait peur.

— C'était qui?

— Un vieil ami. Où est Troy ?

— Avec la fille, sans doute, en train de la taquiner.

« Taquiner », c'était le mot qu'employait Troy. Contrairement à son mentor, il aimait s'entretenir avec ses victimes, apprendre à les connaître un peu. Faire naître en elles une minuscule lueur d'espoir, leur faire croire qu'elles avaient une petite chance d'avoir la vie sauve.

— Fais-le sortir de là, Charlotte. Il faut la libérer.

— Tu plaisantes ? Autant arracher une gazelle aux mâchoires d'un lion. Il a déjà planté ses dents dans son petit cou juteux. On ne peut pas la libérer.

Blanche-Neige se leva de sa chaise avec effort. Il claudiqua jusqu'au bar et versa une dose de whisky dans un grand verre en cristal. Ses mains tremblaient ; il renversa autant d'alcool qu'il en mit dans le verre.

— C'était Malik. Il est persuadé que la police est sur notre piste.

— Notre piste ? La tienne et celle de Joshua ?

— La tienne et celle de Troy aussi. Je t'avais dit qu'il ne nous vaudrait que des ennuis.

— Je t'en prie ! dit Charlotte avec exaspération. Tu l'as aimé comme un fils.

— Oui, mais maintenant, il doit partir. Malik est furieux de cette transgression. Troy est devenu impossible à contrôler, Charlotte. Ni moi ni toi n'y arrivons. Il faut nous en défaire.

— Qui est devenu impossible à contrôler? dit une voix dans le couloir.

Troy entra dans la bibliothèque et se servit un verre. Charlotte et Blanche-Neige se figèrent, pris de panique. Qu'avait-il entendu de leur conversation?

— Toi, ronronna Charlotte en avançant vers lui, tu es incontrôlable.

Elle était encore capable de le distraire, en tout cas. Les consignes de son père résonnaient dans son esprit, mais elle n'était pas prête à renoncer à tout ça. Elle commençait juste à s'amuser.

— Moi, je suis devenu incontrôlable ? Pas du tout ! Je ne fais que m'échauffer. Qu'est-ce que tu crois, vieil homme ? On a assez attendu. Viens avec moi, on va monter l'escalier ensemble, et je t'aiderai à tenir le couteau, et je la baiserai pendant que tu lui caresseras le visage et que tu regarderas ses yeux s'éteindre.

— Non!

Blanche-Neige posa violemment son verre sur la table.

— Il faut la laisser partir. Je te l'ai déjà dit. On t'en trouvera une autre. Tout de suite, si tu veux. On peut même en prendre deux ou trois. Tout ce que tu voudras. Mais celle-ci, il faut la relâcher. La police est sur notre piste. J'ai reçu un avertissement de la part d'un vieil ami qui est au courant. Libère-la.

Troy se mit à marcher de long en large.

— Je n'ai pas d'ordres à recevoir de toi, vieil homme. Peut-être que je l'ai déjà tuée. Peut-être que je te mens depuis le début.

— Tu ne l'as pas tuée. J'aurais senti l'odeur du sang sur tes mains.

Blanche-Neige prit une voix plus douce pour essayer de raisonner le jeune homme.

— Ce genre de chose arrive, il faut que tu le comprennes. Le chasseur ne ramène pas un lièvre chaque fois qu'il part en forêt. On en trouvera d'autres. Voilà tout

Il s'effondra dans son fauteuil, épuisé.

— Tu ne peux pas m'arrêter, répondit Troy.

Il se tourna vers Charlotte en contenant à peine sa colère.

— Je vais la prendre maintenant. Elle est à moi ! Elle lui prit le bras.

— Troy, il faut que tu sois raisonnable... Tu nous as mis dans un sale pétrin. Peut-être que tu ferais mieux d'écouter, pour une fois, au lieu d'agir. Tu ne t'amuses pas, avec nous ? On ne t'a pas donné tout ce que tu avais toujours désiré ? On forme une famille, non ? Je t'ai fait entrer dans nos existences parce que je savais que tu avais envie de te développer, d'apprendre. On t'a permis de le faire, et en plus, on t'a donné de l'amour.

A l'évidence, Troy n'était pas prêt à avaler ça. La rage montait en lui ; il était sur le point d'exploser. Dans ces moments-là, il pouvait être dangereux. Elle fit sciemment trois pas en arrière. Il le remarqua, et cela aiguisa sa colère.

— Quoi, tu me laisses tomber, toi aussi ? C'est un jeu, pour toi, tout ça? Tu t'es impliquée dans l'histoire pour mieux me couper l'herbe sous le pied ?

— Non, Troy, tu n'y es pas du tout

— Menteuse ! hurla-t-il.

Il la gifla. La douleur fit bourdonner les oreilles de la jeune femme. La situation commençait à dégénérer. Elle avait son arme de service dans son sac à main, mais elle l'avait posé à l'autre bout de la pièce.

— Tu oses me frapper ? Après tout ce que j'ai fait pour toi ! Espèce de salaud !

— Ça suffit, tous les deux. Assez !

Le ton impérieux de Blanche-Neige les surprit tous deux. Us continuèrent à se jauger avec méfiance, mais la tension était retombée.

Lentement, douloureusement, Blanche-Neige s'alluma un cigare.

— Si on s'asseyait "pour en parler calmement ? Je suis sûr qu'on peut trouver une solution qui nous convienne à tous.

— Pas question, vieil homme. Ça ne marche pas comme ça. Je n'ai pas envie d'être dirigé. Pas envie d'interpréter ton pauvre scénario miteux. Je n'ai pas besoin de vous, ni l'un ni l'autre.

Il sortit en trombe, laissant Blanche-Neige contempler sa fille avec un mélange d'amour et d'aversion.

— Ton plan va échouer, Charlotte.

Il se frotta les mains en essayant d'apaiser ses articulations douloureuses.

— Tu ne pourras jamais contrôler un homme qui ne connaît pas ses propres désirs.

Charlotte fronça les sourcils. Ce bruit de frottement incessant commençait à lui taper sur les nerfs.

— H sait ce qu'il veut.

— Allons, ma fille, tu n'es quand même pas bête à ce point. Pourquoi crois-tu qu'il copie ? Pourquoi t'a-t-il suivie jusqu'ici pour s'inspirer de moi ? Il ne sait pas qui il est. Il fait des essais pour savoir de quoi il est capable. Tu devrais te méfier, Charlotte... Ta mère aussi croyait pouvoir me contrôler. Regarde où ça l'a menée.

*

* *

Ils se disputaient encore ; il les entendait à travers la cloison du jardin d'hiver. Il y avait un moyen de mettre fin à la dispute. L'homme qu'elle appelait Troy serait fâché, mais Père serait content. Oui, c'était une bonne idée. Il espérait seulement que son père et sa sœur seraient capables de le protéger contre ce méchant homme.

Tu tueras pour moi
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